Mardi 22 mai
Le mardi matin à Brie-Comte-Robert, je prépare soigneusement mon trajet pour atteindre Nangis. Trente-quatre kilomètres par la N19, soit quarante-cinq pour le marcheur qui veut l'éviter, prendre ailleurs son élan. Par de petites départementales, je rejoins la vallée de l'Yerres. Ici pavillonnent les pendulaires. A huit heures, les femmes conduisent à l'école des enfants attachés sur le siège arrière, les hommes partent travailler avec l'autre voiture, les femmes de ménage arabes arrivent d'on ne sait où. La rivière charrie une eau brunâtre, amenée par des affluents aux phosphates mousseux.
Derrière une palissade, un lotissement de roulottes défoncées. Les chiens aboient, la caravane reste sur place. Flottent les relents d'un brûlis de décharge. Tout ne se consume pas : carcasses de voitures, éviers, emballages indestructibles.
Le chauffeur d'un car de ramassage scolaire, me trouvant bien seul sur sa route, s'arrête, me propose de m'emmener. De tout le voyage, c'est la première offre. Je la décline, remercie chaleureusement.
Grégy-sur-Yerres, Evry-les-Châteaux, Soignolles-en-Brie. Anciens bourgs paysans, bistrots fermés, classes d'école regroupées. Les ci-devant magasins restent vides, vitrines sales ou stores baissés à jamais, fenêtres condamnées, portes murées.
A quoi sert un trottoir d'une largeur variant entre dix et soixante centimètres ? A planter des poteaux électriques. A qui sert un trottoir qui rétrécit justement dans les endroits sans visibilité ou qu'un revêtement labouré d'ornières empêche de fréquenter ? Aux automobilistes qui évitent ainsi d'enfoncer les façades de la localité traversée. A leur approche, le marcheur n'a plus qu'à se plaquer contre le mur.
Autour de ces villages, les lotissements offrent un habitat plus moderne, tout aussi asocial. Les pavillons sont aux maisons délabrées ce que le TGV est à la traction à vapeur.
Avant Champdeuil, je passe sur la nouvelle voie ferrée qui contourne Paris. Son emprise au sol dépasse quatre-vingt mètres, mais la zone dans laquelle toute conversation reste inaudible est plus large encore. Qui voudrait bien, par ici, entreprendre une causette ?
Passé midi, je trouve à Champeaux un café non barricadé, Le Triangle Vert. Loin à la ronde, les autres ont fermé. Seule nourriture disponible, un jambon beurre. Sa rareté en assure l'excellence.
La collégiale Saint-Martin dans laquelle je pénètre par hasard se révèle d'une beauté stupéfiante. Monument du XIIe siècle, double colonnade, j'en goûte longuement la sérénité. Sa fraîcheur n'est pas entamée par l'éclatante lumière du choeur. Il y a très longtemps, par ici, les voisins s'assemblaient nombreux pour écouter le pèlerin de passage. Qu'aurais-je eu à leur raconter, moi qui crois à si peu de choses ?
La D57 traverse une série de villages sans autre vie que des mises en garde standardisées :
- Attention au chien, je monte la garde, vous pénétrez dans cette enceinte à vos risques et périls, chiens méchants, ici je veille.
Sur le bord de la route, les passants motorisés ont abandonné les emballages de leurs achats (polystyrène, bouteilles, canettes) ou leurs achats eux-mêmes (fours à micro-onde, canapés, chaises de jardin).
Saint-Méry. Bombon et son château. Bréau. La Chapelle-Gauthier. A perte de vue sous le soleil de plomb, des cultures industrielles de céréales. Elles sont vertes et sur pied, elles.
Seize heures, je n'en peux plus, me décide pour la D408 qui part droit sur Nangy. Son avantage : elle traverse une forêt ombragée. Son désavantage : les semi-remorques prennent leur élan sur la ligne droite, m'obligeant à sauter plusieurs fois dans le profond fossé. A Fontenailles, peu avant Nangy, je compte sur l'Hôtel de la Forge pour passer la nuit. La patronne m'annonce :
- Hélas, Elf passe avant.
La raffinerie de pétrole voisine, Grandpuits, a des ennuis. De nombreux ingénieurs ont réservé pour la nuit. Je reprends la route, boitant sur mes ampoules, m'enfonce sous les arbres jusqu'à l'entrée d'un grand domaine. Le gazon d'un vert artificiel y ressemble à une moquette. Le Golf de Fontenailles possède des chênes centenaires et des platanes gigantesques. Pour ceux qui peuvent se la payer, la nature resplendit. D'un pas ragaillardi je traverse le parc. Avec mon short beige, ma casquette à visière et mes baskets, je passe facilement pour un golfeur, même si je ne comprends pas les sévères mises en garde :
- Balles de practice formellement interdites sur le parcours, les zones d'approche, le putting green sous peine d'exclusion.
Comme je n'ai pas l'air d'un exclu, l'hôtesse du Château de Boudran m'accueille en anglais. Je profite du tarif préférentiel pour joueur de golf. Il comprend le repas du soir et la nuitée pour une bouchée de brioche. L'hôtesse imagine que mes bagages attendent dans la Mercedes, à côté de l'héliport. Je prends mes quartiers dans une grande pièce mansardée du premier étage, c'est-à-dire faite comme Mansard savait les aménager. De vraies fenêtres dans un toit d'ardoise avec trois chevrons de chêne presque verticaux et apparents. |
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Dans la luxueuse salle de bain, je soigne mes coups de soleil sur les avant-bras que ma chemise ne protégeait pas. Les pieds aussi se révèlent dans un triste état. La pharmacienne de Brie-Comte-Robert m'avait demandé :
- Vous voulez une nouvelle peau ?
Bien sûr. Qui hésiterait à changer de peau ? Quel gâchis ! Par les fenêtres, la lumière baisse, paresseuse. Les arbres du parc étirent leur ombre. Rouge le soir, beau temps à voir. Une notice de l'hôtel annonce que ce château a offert l'hospitalité à Marcel Proust. Sur la terrasse au-dessous de moi, quelques vieux royalistes prennent le frais en parlant de l'Histoire, la grande bien sûr : la grève des postes et le frémissement des cours. Le ciel embrasé les laisse indifférents.
Le soir dans la grande salle du restaurant, À la Recherche du Temps perdu, je mange seul, malgré les tables rondes dressées pour une centaine de convives. Le décor feint l'ancien : lourdes tentures, chandeliers électriques faits de cors de chasse, moquette épaisse. Le tout dans les verts pâles. Plus tard, deux homosexuels anglais viennent me tenir compagnie. Les cinquante chambres du château restent vides ce soir, la semaine coupée par l'Ascension convenant mal à la tenue de séminaires. Excellent bordeaux, plateau de fromage gargantuesque. Le maître d'hôtel me recommande différentes sortes de Brie. Comme je lui fais remarquer qu'à travers toute la Brie je n'ai rencontré aucune vache, il me présente une courbette stylée et cette réflexion définitive :
- Monsieur, nous savons cacher nos vaches.
La vie de château a quelque chose de fascinant: pas un voisin, pas un manant, et des courbettes avec le fromage. Longtemps je me suis couché de bonne heure…
Carnet de route,extrait de L'envol du marcheur, de Daniel de Roulet. Éditions Labor et Fides, 2004 |
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